Fraction armée rouge, de la colère à la terreur

 

A l'aide d'images d'archives, Jean-Gabriel Périot éclaire le processus de radicalisation de la bande à Baader

Qui pense à la violence à l’œuvre dans l'Histoire - et qui n'y penserait pas aujourd'hui, dans un monde plus belliqueux que jamais ? - ne manque pas de grain à moudre. Assassinats politiques des dictatures, boucheries des guerres, abjection des génocides, barbarie du terrorisme, les motifs d'effarement, et partant de mise à distance, sont nombreux.

Il est pourtant certains crimes, non moins monstrueux, mais moralement plus problématiques, plus affolants que d'autres. Ce sont ceux qui sont commis au nom d'idéaux que tout honnête homme pourrait partager : l'exigence de justice historique, d'équité sociale, d'égalité entre les hommes. Un tel cas est exemplairement incarné dans l'histoire contemporaine par la Fraction armée rouge (RAF pour Rote Armee Fraktion), alias la bande à Baader. C'est à ce groupe que s'intéresse le cinéaste Jean-Gabriel Périot, venu de l'univers des arts plastiques et du cinéma expérimental, qui signe aujourd'hui avec Une jeunesse allemande son premier long- métrage.

Voilà quinze ans que Périot traite dans ses courts-métrages de la violence politique, à partir de divers matériaux d'archives, en premier lieu les films. A l'instar de ses brillants aînés Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi (auxquels le Centre Pompidou rend actuellement hommage), une religion gouverne son cinéma de montage : l’absence de voix off. La parole est donc, pour ainsi dire, aux images, et à la main qui, silencieusement, les assemble de manière à en tirer un récit, une émotion, une réflexion, une relecture de l'histoire. C'est à quoi ce film travaille également, puisant son iconographie dans une période dont le film a pour premier mérite de rappeler le contexte, comme depuis l'intérieur des images et donc de la société allemande.

 

Apurement du passé

Deux foyers attisent en effet la colère et la révolte de la jeunesse d'outre- Rhin dans les années 1960. Le premier est la manière dont l'Etat a géré l'héritage nazi. Contrairement à l'image d'apurement du passé et de travail de mémoire qui lui est aujourd'hui associée, l'Allemagne d'alors, en l'occurrence la RFA, est loin du compte. La récente publication en France d'un livre d'entretiens avec Thomas Harlan - fils révolté du tristement célèbre Veit Harlan, réalisateur en 1940 du film de propagande Le Juif Süss - le rappellerait de manière saisissante : des centaines de dignitaires et responsables nazis ont été, dans l'après-guerre, discrètement réintégrés dans l'appareil d'Etat, la magistrature, l'industrie nationale. Ils y finiront, pour la plupart, impunément leur jour en s'absolvant les uns les autres de leurs crimes devant les commissions ad hoc (Une vie après le nazisme, Ed. Capricci, 264 p., 21 euros).

Par ailleurs, la RFA est, sur le continent européen, la pointe orientale du camp capitaliste dans la guerre froide, camp qui, en dépit de la liberté démocratique dont il se réclame et des horreurs commises de l'autre côté du rideau de fer, ne peut être exempté de son appui direct aux dictatures d'Amérique du Sud et d'Asie, et aux centaines de milliers de victimes qui leur furent délibérément sacrifiées. La colère et la contestation que ces deux foyers nourrissent chez les étudiants allemands dans les années 1960 amènent une confrontation brutale avec le gouvernement, et aboutit, en 1970, à la création par quelques irréductibles de la RAF.

Déçus par l'échec de la révolution espérée, enragés par la froide violence avec laquelle l'Etat a répondu aux protestations, ils se lancent dans la lutte armée. Ils sont étudiants (Andreas Baader, Gudrun Ensslin), journaliste (Ulrike Meinhof), cinéaste (Holger Meins), avocat (Horst Malher). Un combat sans merci va dès lors opposer la RAF, qui recourt rapidement au terrorisme, à l'Etat. Elle culmine en 1977 avec la prise d'otage du patron des patrons, Hans Martin Schleyer, ancien responsable SS recasé chez Daimler-Benz, en échange de la vie duquel la RAF réclame la libération de ses prisonniers. La mort les cueillera tous, par assassinat pour l'un, suicides présumés dans leurs cellules pour les autres.

 

Stratégie de la terre brûlée

Histoire certes connue, dont il convient d'autant plus de se demander en quoi l'éclaire le film de Jean- Gabriel Périot. Deux points sont à souligner à cet égard. D'abord des images très rares, venues d'Allemagne, que le spectateur français découvrira avec intérêt. Elles proviennent de la télévision (plateaux où intervient la journaliste engagée Ulrike Meinhof, sujets signés par elle, reportages d'actualités), du cinéma d'agit-prop (des bandes signées Holger Meins), ou du cinéma tout court (L'Allemagne en automne, grand film bilan des années de plomb auquel participe notamment Fassbinder). Ensuite, et plus essentiellement, le film nous propose une profondeur. Soit un mouvement qui, plutôt que d'épingler les protagonistes au déterminisme infamant du terrorisme, les inscrit dans une chaîne d'événements qui nous montre comment ils sont passés du stade de la protestation à celui de la terreur.

Le film ne prétend pas pour autant expliquer ce revirement. Il montre bien, avec toute l'opacité qu'il requiert, ce point de bascule, plus particulièrement à travers le personnage d'Ulrike Meinhof qui passe insensiblement du statut d'intellectuelle contestataire à celui d'activiste qui a fait son deuil du dialogue social, puis de terroriste rompue à la stratégie de la terre

brûlée. Une jeunesse allemande nous donne du moins les moyens de comprendre ce parcours, en le rapportant à la logique d'un antagonisme de plus en plus mortifère entre le pragmatisme cynique de l'Etat et l'idéalisme enragé d'une certaine jeunesse. Voilà, au bout du compte, un film qui nous parle d'enfants qui se sont sentis trahis par leurs pères, et qui les ont finalement rejoints dans l'abjection et l'indignité inexpiables dont ils les tenaient responsables. Toutes choses sur lesquelles nos gouvernants devraient méditer, eux qui récolteront demain ce qu'ils ont semé aujourd'hui.

 

Jacques Mandelbaum
Le Monde
13 octobre 2015